vendredi 29 juillet 2011

Jack Barron et l'éternité - Norman Spinrad

Ah l'immortalité ! Qui donc n'a jamais rêvé de cette chimère rutilante dans ses moments les moins fous ? Il me semble raisonnable de prétendre que tous, nous avons un jour ou l'autre fantasmé sur cet espoir infini. Mais ce rêve nous quitte rapidement, car la vie réelle rapplique au galop pour nous rappeler que l'homme n'est que de l'engrais en puissance. Cynique je suis ? Certainement. J'ai bien du mal à croire à la vie éternelle, même dans un autre monde. Et je ne suis pas le seul. Jack Barron également, le héros de Norman Spinrad.


En effet, Jack Barron est un animateur vedette au succès retentissant. Son émission, Bug Jack Barron, rallie chaque mercredi soir cent millions de téléspectateurs devant leur écran cathodique pour une heure de show acharné. Redresseur de torts moderne des communautés défavorisées, l’homme loue ses services audiovisuels à une victime qui le sollicite, et contacte alors les personnes responsables des déboires de son interlocuteur pour les faire suer à son tour. Mais en réservant sa vindicte à de faibles adversaires, certainement pas aux grands pontes. Son business lui est trop précieux pour se risquer ainsi aux puissants de ce monde. Quelques éraflures à l'apparence d'estocade pour satisfaire son public. Mais peut-il continuer de la sorte lorsqu'il découvre un projet visant à l'immortalité humaine ? Est-ce que le jeune Jack Barron, pétri des idéaux de Berkeley refera surface ? Ou bien cèdera-t-il à l'appât de l'immortalité ?
 
D'emblée, Spinrad pose son héros comme un homme aux illusions brisées. Fondateur du mouvement des Bébés Bolchéviques dans sa jeunesse, il s'est départi de ses idéaux de justice et d'égalité pour accéder à la notoriété. D'un cynisme sans borne, Barron n'a rien de l'image du chevalier blanc qu'il arbore à l'écran. Il lutte désormais pour lui-même, mais n'en demeure pas moins sensibles aux problèmes du monde. Surnommé comme le plus grand « baisse-froc » qui soit par son entourage, il représente en réalité l'archétype de la vedette capitaliste. Spinrad s'en sert pour dénoncer les compromis inhérents à la réussite sociale. Et la classe « dominante » n'est guère plus reluisante. Elle revêt une couche de crasse encore plus épaisse et bien plus dégueulasse. Sous les traits de Benedict Howards, requin implacable qui pèse cinquante milliards de dollars, se niche une mégalomanie à toute épreuve, une volonté de toute-puissance et d'asservissement effroyable. Pour parvenir à ses fins, il n'hésite pas à contacter l'ex-copine de Barron, Sara - une jeune femme qui n'a toujours pas lâché sa foi dans ses idéaux et dans l'admiration qu'elle porte à Jack -, et se servir de l'ancienne maîtresse pour manœuvrer l'animateur vedette.
 
Vous l'aurez compris, le gros point fort de Bug Jack Barron (titre VO) réside dans sa palette de personnages. Spinrad prend le soin de développer méticuleusement leur caractère, sans oublier aucun des seconds couteaux qui parsèment le récit. Cependant, il y a un coût en terme de rythme. Personnellement ça ne m'a pas gêné, d'autant que le passage au crible des motivations de chacun offre un enrichissement appréciable. Le second facteur rythmique est à mettre au crédit des réflexions de Spinrad sur son époque. Déjà, il dénonçait les dérives politiques qui consistaient à exploiter les espérances des communautés pauvres. Comme il le dira, la politique est une tour d'ivoire construite au milieu d'un tas de merde, dont le sommet empêche de sentir les effluves des immondices. Cette critique avait d'ailleurs suscité une vive polémique au parlement  anglais dans les années quatre-vingt (définition du parlement selon Desproges et Coluche : mot composé des termes parler et mentir), où un député l'avait qualifié de « dépravé, cynique, hautement repoussant et parfaitement dégénéré ».
 
Un jeu d'enfant qui s'est chargé de haine avec l'âge, nous dit sentencieusement l'auteur. Une drogue comme une autre - pire qu'une autre peut-être, lorsqu'on voit que les substances planantes ont été légalisées, au point d'en faire la publicité -, qui exige des doses toujours plus massives à mesure que l'on gravit les échelons. Mais certains devront se contenter de doses plus faibles, comme les noirs. Spinrad pose un regard lucide sur son époque, et dénonce ouvertement le clivage noir-blanc, dont seul Barron parvient à s'affranchir en raison de sa « demi-teinte ». Néanmoins, quel que soit la couleur ou la race, tous les politiciens sont des « baisse-frocs », s'aperçoit au fil de l'aventure Barron, bien que la télévision ne soit pas non plus épargnée. Le showbiz' est présenté, comme chacun le sait aujourd'hui, en fabrique à images. Novateur et percutant pour l'époque. Les émissions de télé sont l'occasion de mettre en scène la manipulation consciente due au montage, et à la mauvaise foi manifeste des présentateurs. Ces moments sont d'ailleurs propices à des joutes verbales de grande ampleur, où la mécanique de la manipulation est extrêmement bien huilée. Jack Barron en est conscient, la télévision est son terrain de jeu, sur lequel il est imbattable et édicte ses règles. Un appel criant à la vigilance.
 
On ne peut terminer une présentation de Bug Jack Barron sans évoquer le style de Norman Spinrad. Il en déconcertera plus d'un, d'autant plus si l'on n'est pas averti au préalable. L'auteur tente de conjuguer la dimension psychédélique de la drogue avec l'écriture, et n'hésite pas pour cela à supprimer la ponctuation à certains moments. Au départ, on se dit que les rotatives ont du merder à certains endroits, ou que le traducteur était complètement torché à l’instant de s’atteler à la tâche. Mais non, l'auteur persiste et signe, et l'on cherche de moins en moins à remettre les virgules à leur place pour plonger dans le flux de ces mots détachés, expérience très agréable si l'on parvient à y pénétrer.
Une douce nuit de mai new-yorkaise, et la chambre à coucher s'ouvrait entièrement face à eux du sol au plafond et d'un mur à l'autre sur les palmiers nains de la terrasse ciel ouvert sur le halo nocturne de la cité le plafond un dôme de verre transparent donnant sur un ciel noir sans étoiles la moquette épaisse et sensuelle ondulant sous l'effet de la brise venue librement du dehors le grand lit circulaire surélevé au milieu de la pièce, illuminé par des projecteurs de lumière dorée dissimulés dans la boiserie semi-circulaire autour du lit couverte de lierre véritable (rayons encastrés aux livres précieux, console de contrôle électronique). Bruit de mer enregistrée dans le lointain, bruits d'insectes bruits de nuit tropicale remplaçant la musique lorsque Barron ajusta la console murale.
Néanmoins, tout n'est pas parfait. J'émets un bémol sur un événement charnière du milieu de l'ouvrage, qui se révèle un peu trop artificiel à mon goût, et qui oriente le lecteur sur la voie du mystère, alors que Barron peine à comprendre de suite. Une manifestation du vieillissement de l'oeuvre, ou simple faille narrative ? Peu importe, car le final, extraordinaire, compense largement cet écart malgré tout longuet.
 
Au final, Jack Barron et l'éternité est une oeuvre bourrée d'intelligence sur tous les plans. Des personnages intelligents, une histoire habilement ficelée riche en rebondissements – malgré un élément trop téléphoné -, et un propos qui sait évoluer au fil de la lecture. La réflexion sur l'immortalité est également un ajout intéressant. On regrettera seulement quelques longueurs ponctuelles, mais rien de bien grave devant l'ampleur de l'ouvrage. Et puis, quelle tension lors du dernier round !

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